Chapitre 24
C’était Raphael qui avait tiré sur Adam. Pourquoi n’étais-je pas surprise ? Raphael semblait prendre l’habitude de Taseriser ses alliés.
À force de volonté, je réussis à m’exprimer de manière relativement calme.
— J’ai une sensation de déjà-vu, dis-je à Raphael pendant que Dom se précipitait auprès d’Adam. C’est le moment où tu changes de camp, c’est ça ?
Il me sourit.
— Non. C’est le moment où on arrête les conneries et où on prend les choses en main pour que ça ne dure pas cinquante ans.
Il posa le Taser. Comme il tenait toujours la télécommande, Tommy n’irait donc nulle part, mais il devait apprécier cette preuve de discorde dans nos rangs.
Dominic, après avoir eu confirmation qu’Adam n’était pas blessé, avança d’un pas menaçant vers Raphael. Je saisis Dominic par le bras mais celui-ci était beaucoup plus grand que moi, si bien que j’aurais été bien incapable de l’arrêter s’il avait décidé de jouer les machos. C’était un comportement inhabituel chez lui, mais il était tout aussi capable qu’un autre de jouer à Tarzan si son amant était blessé.
— Crois-moi, Dominic, ricana Raphael. Ne me provoque pas.
— Allez, Dom, dis-je en tirant sur son bras. N’aggravons pas la situation.
Je remarquai soudain que Lugh n’avait fait aucun effort pour faire surface, ce qu’il aurait fait dès l’instant où il y aurait eu le moindre soupçon de danger. Cela voulait-il dire qu’il savait où Raphael voulait en venir et qu’il ne s’y opposait pas ? Je l’espérais.
Raphael se tourna une nouvelle fois vers Tommy.
— Nous n’avons pas été présentés. Je m’appelle Andrew Kingsley et j’ai été l’hôte de Raphael. (Le visage de Tommy pâlit au nom de Raphael.) Laisse-moi t’expliquer simplement la situation. Il se peut que ces personnes, dit Raphael en agitant le pouce vers nous en général, soient des méchants en matière de torture mais, comparés à moi, ce sont des chochottes. Raphael m’a appris tout ce qu’il sait, en fait. Et comme tu t’en doutes probablement, il sait beaucoup de choses. Dominic, tu as un extincteur dans ta cuisine ?
— Qu’est-ce que…
— Réponds-moi ! l’interrompit Raphael.
La peau olivâtre de Dominic pâlit plus que j’aurais cru possible.
— Oui.
Bien sûr qu’il en avait un. Sa cuisine était quasiment celle d’un professionnel, à l’exception de l’équipement prosaïque qui faisait partie de la maison.
— Va le chercher.
Dom me jeta un regard pour confirmation. J’acquiesçai et il sortit de la chambre.
— Maintenant, dit Raphael en reportant son attention sur Tommy, tu peux te demander pourquoi j’ai besoin d’un extincteur. Je vais t’expliquer tout ça en deux mots.
Tenant toujours la télécommande dans une main, il sortit une flasque de sa poche. Bon sang, il avait vraiment prévu ce moment. On pouvait voir qu’il avait travaillé dans un laboratoire, parce qu’il n’eut aucun mal à dévisser le bouchon de la flasque d’une main.
Avec un sourire diabolique, Raphael souffla sur le goulot de la flasque pour disperser l’odeur particulière de l’essence dans la pièce. Dominic était pâle mais Tommy avait l’air de passer une audition pour un rôle d’albinos.
Dom revint dans la chambre, l’extincteur à la main. Son visage vira du blanc au vert quand il renifla l’odeur.
— Tu devrais pousser Adam, dit Raphael. Nous ne tenons pas à ce qu’il soit brûlé.
S’il vous plait, mon Dieu, faites qu’il soit en train de bluffer. Mais je connaissais trop bien Raphael. Il ne bluffait pas. Je le voyais dans ses yeux et j’aurais parié que Tommy le voyait aussi.
Dominic eut l’air de vouloir discuter mais un regard de Raphael suffit à lui clouer le bec. Dom posa l’extincteur, puis prit Adam sous les bras et l’éloigna de Tommy.
— S’ils pensaient pouvoir me maîtriser, Morgane et Dominic essaieraient de m’empêcher de te faire brûler, dit Raphael à Tommy. Adam en serait même capable mais, pour le moment, il n’est pas en état de te sauver. Alors voilà le marché : tu me dis où se trouvent les fillettes, qui les retient prisonnières et combien ils sont, et je laisserai Morgane t’exorciser. Sinon, on fait cuire des marshmallows et Morgane et Dominic entonnent une version entraînante de Kumbaya. Qu’est-ce que tu préfères ?
Tommy ne répondit pas tout de suite. Il était au bord de l’hyperventilation. Il ne s’était apparemment pas préparé à recevoir des menaces de mort.
Raphael répandit un peu d’essence sur les genoux de Tommy. Ce dernier jappa et essaya de s’écarter mais Raphael lui montra la télécommande de la ceinture.
— Je n’essaierais pas, à ta place. Qui sait ? La ceinture pourrait ne pas bien réagir avec l’essence. Maintenant, dis-moi où sont les fillettes. Si je dois te poser une nouvelle fois la question, je t’allume.
Tommy tremblait et je ne pense pas que son pantalon était uniquement imbibé d’essence.
— Si tu me tues, vous ne trouverez jamais les fillettes, dit-il en claquant des dents.
— Si tu préfères que je te tue plutôt que de me dire où elles se trouvent, tu ne nous serviras à rien de toute façon.
Il répandit davantage d’essence et Tommy se mit à pleurer.
— D’accord, d’accord ! dit-il, mais c’était presque un cri. Je vais vous dire. Mais ne…
— Ne perds pas de temps à me dire que tu vas parler. Dis-le.
— Elles sont dans le sous-sol de la maison de Claudia.
Raphael éclata de rire.
— Ouais, c’est ça, trouve autre chose.
— C’est là qu’elles sont ! insista Tommy, le blanc de ses yeux étonnamment visible. Nous les avons emmenées dans un endroit sûr pendant la nuit, mais aucun de nous n’avait envie de s’occuper de deux mômes braillardes et pleurnichardes. Alors nous sommes retournés avec elles à la maison des Brewster. De cette façon, Claudia peut les nourrir et s’occuper d’elles pendant que nous les… maîtrisons.
Raphael avait l’air sceptique et la voix de Tommy se fit plus forte encore.
— Je jure que c’est la vérité ! Nous avons un otage de rechange. Si Devon ou Claudia tente quoi que ce soit de stupide, ils savent tous les deux que nous pouvons tuer une fillette sans pour autant perdre notre moyen de pression. Ils n’oseraient rien faire qui puisse mettre en danger la vie de ces enfants.
— Hmm, fit Raphael, sans paraître complètement convaincu. Combien de temps avez-vous prévu de les détenir là ?
Tommy déglutit.
— Trois mois.
— Qu’est-ce qui se passe pendant ces trois mois ? demandai-je en sachant que ce ne serait pas quelque chose d’agréable.
Comme Tommy ne répondait pas, Raphael l’éclaboussa une nouvelle fois d’essence. Ce qui délia la langue de Tommy.
— Dans trois mois, je n’attirerai plus l’attention. Surtout si Claudia paraît reconnaître que je suis un hôte légal.
— Ce n’est pas ce que je voulais savoir, dis-je.
Tommy évitait tous les regards. Il éprouvait peut-être des remords.
— Nous allions définitivement les réduire au silence. Il y allait avoir un incendie dans leur maison. Puisque Claudia et Tommy auraient semblé être en bons termes à ce moment, personne ne m’aurait soupçonné, d’autant que nous nous serions arrangés pour laisser des preuves inculpant les potes de Colère de Dieu de Tommy.
Si Raphael éprouva un quelconque outrage à l’écoute de ce plan, il n’en montra rien.
— Combien y a-t-il de démons dans la maison ?
— Deux ou trois minimum avec eux à cette heure de la nuit. Si vous essayez de sauver les fillettes, vous ne feriez que provoquer leur mort.
Raphael sourit d’un air sarcastique.
— Ce n’est pas une force de dissuasion si terrible quand tu as déjà admis que tes amis et toi alliez de toute façon les tuer. Mais merci pour le conseil. Tu nous as été d’une très grande aide.
Cela sonnait exactement comme ce que dirait le méchant avant de mettre à exécution la menace qu’il avait promis de ne pas concrétiser. Apparemment Tommy pensa la même chose car il ferma les yeux et se mit à sangloter.
— Ne fais pas ça ! cria Dominic depuis l’autre bout de la pièce.
Il était assis par terre, la tête d’Adam posé sur ses genoux. Il allait devoir laisser tomber Adam par terre s’il voulait attraper l’extincteur.
Raphael gloussa.
— Ne t’en fais pas. Je ne vais pas le brûler. Il pourrait encore nous servir pour arriver jusqu’aux fillettes.
Tommy ricana, ce qui amusa davantage Raphael.
— Oh, tu ne seras plus en lui quand cela se produira. Morgane va se charger de ça. (Il fronça les sourcils.) Je suppose qu’on va t’enlever ces vêtements mouillés. Morgan utilise des bougies pour son rituel d’exorcisme et je crois que ce serait une mauvaise idée, étant donné ton état.
En fait, j’utilise des bougies parfumées à la vanille et je ne les trimballe pas avec moi tout le temps. Je me demandai quelles étaient les chances qu’Adam et Dominic en aient chez eux. Probablement minces. Je me mordis la lèvre. Serais-je capable de me mettre dans l’état de transe adéquat sans mon rituel traditionnel ?
Je détournai les yeux pendant que Tommy ôtait ses vêtements mouillés. Mes yeux se posèrent sur Adam et Dominic. Adam commençait à recouvrer le contrôle de ses membres mais Dom ne lui permettait pas encore de s’asseoir. Si Adam n’était pas en mesure de lutter contre l’emprise de Dom, c’était donc qu’il n’était pas en état de s’asseoir.
— Quelqu’un devrait aller chercher un sac-poubelle pour les affaires de Tommy, dis-je, à personne en particulier.
Raphael était occupé à menacer Tommy, Adam était encore trop faible et Dominic n’allait pas abandonner son amant. Je me glissai donc hors de la chambre.
Devinant où chercher des sacs-poubelle, je pris la direction de la cuisine. Ce n’est qu’en ouvrant le placard sous l’évier que je me rendis compte que mes mains tremblaient. Raphael nous avait certainement fait gagner pas mal de temps – et d’une manière étrange, avait épargné à Tommy beaucoup de souffrance – avec ses méthodes. Ce qui ne voulait pas dire que j’appréciais celles-ci. Je frissonnai et essayai de ne pas penser à ce qui se serait passé dans cette chambre si Raphael avait allumé le feu.
Je trouvai les sacs-poubelle mais m’accordai deux minutes pour m’éclabousser le visage d’eau froide et me ressaisir autant que possible. Ouais, j’étais une vraie imbécile, je sais.
Quand je revins dans la chambre, Adam allait mieux, au point de tenir assis. Dom l’aida à se lever et Adam rejoignit tant bien que mal l’énorme lit noir, s’y asseyant lourdement une fois qu’il l’eut atteint.
— Ça va aller ? demanda Dom, et Adam acquiesça.
Dom me prit le sac-poubelle des mains et y fourra les habits de Tommy, puis il emporta le sac. La pièce puait encore l’essence et je n’étais pas certaine qu’y allumer des bougies serait une bonne idée, même si Adam et Dom avaient les bougies à la vanille nécessaires.
— Nous avons parlé logistique pendant ton absence, dit Raphael. Dom va aller chercher les bougies.
— Je suppose que tu n’en as pas à la vanille, marmonnai-je à l’attention d’Adam.
Il avait l’air encore dans les vapes à cause de la décharge du Taser, mais il réussit à me sourire.
— En fait, nous en avons. On peut s’amuser avec les bougies et la vanille est un parfum érotique.
Cela dut se voir à ma tête que je n’avais rien compris car Adam crut bon de développer.
— Imagine plutôt un traitement érotique à la cire chaude, dit-il avant de remuer les sourcils vers moi.
Mon visage s’empourpra. J’avoue que je suis assez naïve en matière de pratiques SM et j’aurais préféré rester ainsi. Dominic revint avec les bougies, ce qui m’évita d’avoir à réfléchir à une réponse appropriée.
— Écarte-toi du mur, ordonna Raphael à Tommy.
Tommy, semblant avoir perdu toute énergie pour se battre, s’exécuta. Sans que j’aie besoin de lui demander, Dom commença à disposer les bougies en cercle autour de Tommy. Le cercle ne fait pas nécessairement partie du rituel mais je savais que cela allait être un exorcisme particulièrement difficile et j’étais heureuse de me raccrocher à la tradition.
Je ne craignais pas de ne pas être capable d’exorciser le démon de Tommy. C’était ce qui allait se passer ensuite qui me nouait le ventre.
Allais-je vraiment donner Tommy à un autre démon ? Le temps d’un flash de lucidité, je compris que, si j’avais tellement désiré exorciser le démon de Tommy, c’était en partie parce que je ne pouvais exorciser le mien. Si je ne pouvais me libérer des démons, au moins je pouvais libérer de temps à autre une âme perdue.
Un problème après l’autre, me conseillai-je, même si je n’aime pas les conseils, y compris les miens.
Vu quelle ordure était le démon qui possédait Tommy, selon toute probabilité ce dernier ressortirait de cet exorcisme avec des séquelles cérébrales, peut-être même dans le coma. Serait-ce alors vraiment grave si je laissais Raphael ou Saul le posséder ? Puisque de toute façon, il resterait prisonnier de son propre corps…
L’odeur de vanille me tira du tumulte de mes pensées. Dom avait commencé à allumer les bougies. Éprouvant le besoin de m’occuper et de ne pas rester plantée là à réfléchir, je pris la suite de l’allumage. Et même en traînant un peu les pieds, la dernière bougie fut très vite allumée.
Tout était prêt. Mais la question était : étais-je prête ?
Bon sang, non. Mais cela ne m’arrêta pas.
M’efforçant d’apaiser les clameurs qui envahissaient mon esprit, je m’assis en tailleur devant Tommy. Il avait l’air bien plus jeune maintenant, avec ses yeux cerclés de rouge et sa peau pâle. Les genoux ramenés contre son torse, il les serrait dans ses bras, parce qu’il avait froid ou juste parce qu’il souhaitait dissimuler sa nudité, je n’aurais su dire. J’eus un pincement de pitié puis secouai la tête.
Ce n’était pas Tommy Brewster. C’était un démon qui avait pris le corps de Tommy Brewster. Et je n’allais pas faire de mal à ce démon – quel dommage – mais j’allais juste le renvoyer au Royaume des démons.
Inspirant profondément en espérant que mes nerfs allaient se calmer, je fermai les yeux. L’odeur chaude de la vanille m’enveloppa et je sentis mes muscles se détendre – un réflexe que j’appréciai en cet instant. Il me fallut plus de temps que d’ordinaire pour me mettre en état de transe et ouvrir mes yeux d’un autre monde mais j’y parvins.
Dans ma vision de cet autre monde, je ne vois que les êtres vivants. Ils apparaissent comme des taches vives de couleurs primaires dans une mer sans fin de noir. Les démons, quant à eux, brillent d’un rouge vif et j’eus un moment de terreur en parcourant la pièce des yeux et en me voyant entourée de trois auras rouges qui planaient tout près de moi. Seul Dominic apparaissait d’un bleu humain que je trouvais normal.
Je me débarrassai de ce moment de peur et me concentrai sur l’aura que je savais être celle de Tommy. Je rassemblai ma volonté, ma force, ce qui me rendait capable d’exorciser les démons, jusqu’à en accumuler la moindre parcelle.
Chaque exorciste utilise une image pour visualiser l’acte de chasser le démon. La mienne, c’est le vent. Après avoir amassé cette force dans mon corps, je la relâchai d’un coup telle une grosse rafale de vent. La tempête de mon énergie percuta l’aura rouge du démon de Tommy.
Pendant un moment, l’aura résista de manière obstinée. Puis la pression du vent devint trop importante. L’aura rouge explosa avant d’être balayée, laissant seulement derrière elle une ombre très humaine de bleu. Je soupirai de soulagement et ouvris les yeux.
Pour plonger le regard dans une paire d’yeux emplis de colère qui m’observaient.
Tommy Brewster n’était pas dans le coma, il ne souffrait même pas de séquelles. Et, bon sang, il n’était pas content.
Pour me remercier de l’avoir libéré du démon, il se jeta sur moi. Je m’étais attendue à un légume, pas à un maniaque, je fus donc totalement surprise par cette agression. Avant que j’aie pu émettre le moindre piaillement de surprise, il m’avait fait basculer sur le dos et enserrait mon cou de ses deux mains. Il commença à serrer, les yeux écarquillés et l’air hystérique, tout en récitant des versets de la Bible. Pas besoin d’avoir étudié la Bible pour se rendre compte qu’il mélangeait les versets au hasard, mais il était trop concentré sur la tâche importante de m’étrangler. Des taches de lumière envahissaient mes yeux quand il cria soudain et s’écroula, inerte, sur moi.
La télécommande à la main, Raphael vint se poster au-dessus de nous, l’air amusé à m’en rendre malade.
— Vous faites un beau couple, dit-il.
Me rappelant que Tommy était nu, je le repoussai et, bien qu’il soit conscient et qu’il essaie de garder ses mains autour de ma gorge, il était trop sonné pour y parvenir.
Je restai allongée sur le dos à chercher mon souffle. J’allais encore avoir une série d’hématomes si je ne laissais pas à Lugh l’occasion de me soigner. Tommy braillait si fort que je ne m’entendais même pas penser. Un truc qui avait à voir avec les feux de l’enfer et le soufre.
S’il ne la fermait pas, je serais ravie de le rendre aux démons juste pour ne plus l’entendre. Finalement, l’invective laissa place à des sanglots et la pitié sortit sa vilaine tête. Je ne savais pas ce que Tommy venait juste de traverser entre les griffes de ce démon mais, de toute évidence, il n’avait pas passé un bon moment. Cela relevait presque du miracle qu’il ait survécu. Le traumatisme de son enfance l’avait peut-être rendu plus fort et plus résistant que l’humain ordinaire. Ou bien c’était son fanatisme qui lui avait servi de bouclier. Après tout, il y a bien une raison pour que nous disions de ces gens-là qu’ils ont l’esprit fermé.
— Je suis impur, l’entendis-je hoqueter entre deux sanglots.
Au début, je pensai qu’il parlait de l’essence et de la pisse dont il était maculé. Puis je me rappelai ce que je savais du monde selon Colère de Dieu. Ses partisans détestaient autant les hôtes humains que les démons, parce qu’ils croyaient que seule une âme corrompue pouvait permettre à un démon de la posséder. Ce qui est un peu vrai quand on parle des démons légaux. Après tout, ils sont légaux parce qu’ils ont été invités. Mais les militants de Colère de Dieu détestaient aussi ceux qui étaient possédés de force et, malgré ses convictions, Tommy ne pourrait retourner dans le groupe.
Je m’assis en palpant ma gorge douloureuse et je regardai le fils de Claudia Brewster. Il avait affronté plus d’épreuves au cours de ses vingt et une années que la plupart des gens dans toute leur vie. Pouvais-je vraiment le condamner à une vie de possession maintenant qu’il était libre ? J’aurais aimé qu’il m’agresse une seconde fois ou qu’au moins il recommence à délirer comme un fou afin de ne pas avoir autant pitié de lui. Mais il ne le fit pas. Il restait allongé par terre en position fœtale et pleurait.
Raphael, la télécommande toujours en main, s’accroupit pour me regarder droit dans les yeux. Je fus incapable de détourner le regard.
— Laisse-moi le prendre, dit-il doucement. (Seules ses pupilles dilatées disaient combien cette perspective l’excitait.) C’est la seule personne dans cette pièce qui pourra débarquer dans la maison de Claudia Brewster sans que quiconque hausse un sourcil. Il peut nous faire entrer là-bas et nous pourrons sauver ces fillettes.
— Tu ne fais pas ça parce que tu veux sauver ces enfants, répondis-je.
Je ne savais pas ce que Raphael voulait vraiment mais il n’agissait jamais par bonté de cœur.
— Il pourrait tout autant nous aider à entrer s’il était possédé par Saul, fit remarquer Adam.
Je ne l’avais pas entendu approcher mais il se tenait presque au-dessus de moi. Comme c’était une décision qu’il ne me semblait pas devoir prendre assise, je m’efforçai de me mettre debout. Raphael et Adam essayèrent de m’aider mais je leur montrai les dents jusqu’à ce qu’ils me lâchent.
— Regardez-le bien, dit Raphael, et c’est ce que nous fîmes.
Tommy pleurait toujours.
— Tu crois vraiment que tu vas parvenir à lui faire réciter l’incantation pour appeler Saul ?
Je plissai les yeux.
— Tu as réussi à me faire appeler Lugh !
— Parce que je t’ai droguée et que je savais comment percer tes défenses. Ce ne sera pas aussi simple avec Tommy et tu le sais. Combien de temps penses-tu qu’il reste à ces fillettes ? Assez de temps pour que je brise Tommy et que je le force à réciter l’incantation ? Je ne crois pas que les démons vont les garder longtemps en vie s’ils n’ont plus de nouvelles de Tommy.
— Écrase ! On a compris.
— De plus, je suis prêt à parier qu’on peut trouver un bon hôte pour Saul. (Il leva les yeux vers Adam.) Tu peux certainement dégoter quelqu’un dans ce club que tu apprécies tellement. Quelqu’un qui est trop ordinaire pour être un hôte mais qui aimerait vraiment en devenir un. Et qui partage les goûts particuliers de Saul.
Adam ne répondit pas mais je pouvais voir qu’il y réfléchissait. Apparemment, Tommy ne serait pas l’hôte de Saul. Mais il restait encore à voir s’il serait celui de Raphael. Ce dernier n’avait pas besoin d’une invitation pour le posséder. Une fois dans la Plaine des mortels, un démon peut passer d’un hôte à l’autre par simple contact. Il suffirait de la plus légère caresse, peau contre peau, et Tommy redeviendrait un hôte. Et mon frère serait de retour.
— Il faut que tu prennes une décision, Morgane, insista Raphael. Et plus vite tu décideras, plus vite nous pourrons mettre ces enfants en sécurité.
Je détestais ça. J’allais me haïr, quelle que soit la décision que je prendrais.
— C’est ce que veut Andy ? demandai-je en affrontant le regard de Raphael, espérant que son visage soit aussi lisible que le mien.
Raphael cligna des yeux comme s’il était surpris par la question. Puis il haussa les épaules.
— Il n’admettra jamais que c’est ce qu’il veut. Il est bien trop noble pour ça. (Dans la bouche de Raphael, « noble » sonnait comme un gros mot.) Mais sous son apparence civilisée, c’est ce qu’il désire désespérément.
Je supposai que ma question avait été stupide. Quel que soit le choix d’Andy – s’il avait eu réellement le choix –, il était évident qu’au fond de lui, il aurait choisi la liberté. J’avais quand même essayé de rejeter la responsabilité de la décision sur les épaules d’Andy.
Je regardai encore une fois Tommy, en essayant d’imaginer ce que serait sa vie si nous le laissions tout bonnement rentrer chez lui maintenant. Puis je secouai la tête. Peu importait que sa vie craigne ou pas. Je pouvais passer toute mon existence à me justifier et cela ne changerait rien à la réalité. À choisir entre mon frère et un étranger, j’allais choisir mon frère – même si je pensais que mon choix était moralement mauvais. Je pris note intérieurement de m’excuser auprès de Brian de ne pas avoir compris la décision qu’il avait prise d’aider Lugh à tuer mon père.
Je ne parvenais pas à prononcer le moindre mot mais je réussis à acquiescer. Mes yeux me brûlaient et je serrais les dents si fort que j’en avais mal à la mâchoire.
Apparemment, Tommy était tellement noyé dans son malheur qu’il n’avait pas entendu notre conversation ni même compris qu’il était concerné. Quand Raphael s’accroupit près de lui, Tommy ne bougea pas.
— Attends ! criai-je quand Raphael tendit la main pour le toucher.
Je le vis lutter contre l’envie de m’ignorer et je fus très impressionnée qu’il écarte sa main de la peau nue de Tommy.
— Je veux juste te rappeler une chose. Si Andy s’en sort comme un légume, je te dépècerai vif et je me fiche des conséquences.
Les épaules de Raphael s’effondrèrent de soulagement. Il avait dû croire que j’avais changé d’avis.
— Ne crains rien, dit-il, sa main se rapprochant une nouvelle fois de là peau de Tommy. Il va bien. Comme il te le dira dans quelques minutes.
Ma conscience hurla quand la main de Raphael toucha l’épaule de Tommy. Aussitôt, ce dernier cessa de pleurer. Andy leva les yeux vers moi et ce furent bien les yeux de mon frère qui rencontrèrent les miens, pas ceux de Raphael. J’étais soulagée de voir que Raphael avait pour une fois dit la vérité mais je me sentais trop coupable pour m’en réjouir. Andy, l’air pas plus heureux que moi, baissa les yeux vers le sol.
Raphael déplia le corps de Tommy et roula en position assise. Il ne semblait pas se soucier que son nouveau corps soit nu, ce qui n’empêcha pas Dom de déclarer :
— Je vais voir si je peux trouver des vêtements.
— Merci, dit Raphael.
Il plia les mains pour en tester la souplesse et se familiariser avec sa nouvelle anatomie.
Andy et lui échangèrent un regard que je ne pus interpréter puis mon frère se leva et s’éloigna de Raphael.
J’avais envie de me précipiter vers Andy, de le prendre dans mes bras et de lui souhaiter la bienvenue, mais il ne me jeta même pas un regard. Je suppose que sa conscience n’était pas non plus d’humeur folâtre. Ne sachant quoi dire, je restai là à ruminer en silence en attendant que Dom revienne avec des vêtements.
— Ça te dérange si je prends une petite douche ? demanda Raphael à Adam.
— Je t’en prie, répondit Adam.
Son expression n’était pas joyeuse mais il n’avait pas l’air aussi énervé d’avoir reçu un coup de Taser que je l’aurais été à sa place.
— La salle de bains est à gauche au bout du couloir.
— Qu’est-il advenu de ton empressement à sauver ces enfants ? demandai-je en me fichant de mon ton suspicieux.
Peu importe quel visage portait Raphael, il était toujours très fort en matière de regard à vous glacer la moelle, ce regard qui m’avait toujours fait croire qu’il y avait quelque chose de mauvais dans ses yeux.
— Je pense que ce serait un brin suspect si j’arrivais à la maison des Brewster en sentant l’essence et la pisse, tu ne crois pas ?
Il avait raison, mais il était hors de question que je l’admette.